La paix en Europe depuis soixate ans ?

 L e titre de ce texte reprend un pont-aux-ânes actuel, avec bien sûr des évolutions: avant 2002, on disait, «depuis (plus de) cinquante ans», avant 1992, «depuis (plus de) quarante ans», en si rien ne change dans le roman de l'Europe – et si bien sûr il n'y a pas de guerre d'ici là —, après 2011 on dira «depuis (plus de) soixante-dix ans», etc. Avant 1985, il en allait autrement, la guerre d'Algérie était encore assez fraîche dans les esprits et l'européanité récente de l'Afrique du nord encore assez ressentie pour qu'on n'ait pas ce discours en France. Et justement: quelles sont les limites de l'Europe ? Jusqu'à la fin de la décennie 1950, ça n'était pas si simple que de la définir: s'agissait-il d'une entité territoriale continue allant, comme disait Mongénéral, «de l'Atlantique à l'Oural», ou d'une entité politique allant aussi loin que la plus lointaine des possessions de certaines nations dont la métropole se situait sur le territoire originel désigné comme «l'Europe» ? Ou bien encore, ce nom désignait-il un ensemble géopolitique d'extension variable mais qu'on pouvait en gros assimiler aux territoires qui furent, à dates diverses, sous la domination de plusieurs empires: celui romain, celui «romain germanique», celui austro-hongrois et celui russe, ainsi que quelques territoires vassaux ou alliés (Scandinavie, Balkans…) ? Autre solution, «l'Europe» est une entité sociale, culturelle et économique, et en ce sens ses anciennes colonies d'Amérique et d'Océanie seraient européennes.

On peut considérer qu'en un certain état des choses – précisément, pendant les deux ou trois décennies qui précédèrent la première guerre mondiale et les deux ou trois qui suivirent la deuxième –, la presque totalité du monde était européenne, puisque pendant cette période, entre les anciennes colonies à peuplement majoritairement européen ou pour le moins à structure politique sous contrôle de populations européennes, les colonies, les territoires, les protectorats, les dominions et bien sûr les territoires d'Europe à proprement parler (ceux donc «de l'Atlantique à l'Oural»), il ne restait qu'une poignée d'États indépendants. À considérer qu'au début de cette période, il ne faisait pas de doute pour les puissances de l'époque que l'Empire ottoman, considéré largement comme héritier de l'Empire byzantin, était européen – on parlait alors de lui comme de «l'homme malade de l'Europe». Factuellement, il n'y avait guère que le Japon, le Siam et quelques États ou territoires d'Asie centrale (Iran, Afghanistan) qui ne fussent pas «européens», ou européens sans guillemets.